Les p’tits nègres des colonies répondent : ou pourquoi les professeurs de l’UQAM font-ils la grève, et donc le trottoir ?
Hier matin est paru sur ce site un article tentant de rendre compte de la grève des professeurs de l’Université du Québec à Montréal. Son auteur, que nous appellerons désormais l’Anonyme – c’est sûr qu’à sa place, j’aurais moi aussi cherché à garder l’anonymat ! – y combine l’ignorance absolue propre au mauvais journalisme avec le mépris colonial que certains Français de France portent (visiblement, toujours et encore !) à leurs « cousins » du Québec. Et oui, imiter l’accent (l’accent ! qui fait que si on n’est pas né en France, on ne devient jamais totalement Français aux yeux des autres…) et condescendre en sympathie, pour bien en rigoler derrière leurs dos, sur ces fous de nègres noirs ou blancs et autres êtres à peine humains, cela reste hélas un geste classique des Français fiers de l’être, en allant dans leurs anciennes colonies ! Attitude toutefois plus qu’étonnante sur un site d’universitaires français, autrement dit chez des intellectuels censés être capables de se renseigner (non seulement parce que la langue est la même…), surtout quand il s’agit de trouver la solidarité entre luttes d’universitaires de ci et de là de l’Atlantique : chercher à saisir ce qui, tant en termes politiques que dans les revendications précises, unit « notre » cause et la « leur ». Bien que ce soit le but affiché de l’article, cette fois-ci, c’est bien raté ! Malheureusement, non seulement l’Anonyme montre du mépris au lieu de la solidarité envers ses collègues d’outre-Atlantique, mais encore il confond à peu près tout ce qu’on pouvait confondre dans l’affaire. Alors, quelques rectifications s’imposent…
De fait, le corps professoral de l’UQAM est en grève, et ceci depuis maintenant 3 semaines. Il l’est pour obtenir le renouvellement de sa convention collective, sur laquelle je reviendrai : ici les professeurs ne sont pas des fonctionnaires, les universités fonctionnent sous conventions collectives, négociées par les syndicats des employés. En effet obligatoires, ceux-ci ne « s’introduisent » pas dans l’entreprise comme le ferait dans l’imaginaire de l’auteur la CGT ou la SGEN : non, ce sont des syndicats locaux, qui sont formés par un corps d’employés et les représentent. Corporatistes sans doute, et moins politiques nécessairement que les syndicats français nationaux, ces syndicats ont l’immense avantage de représenter, à travers leurs élus, la volonté majoritaire des employés.
Nous autres professeurs ne sommes pas les premiers à exprimer notre mécontentement à l’UQAM. L’auteur Anonyme du billet confond les revendications des professeurs (sur lesquelles il n’a pas fait l’effort de se renseigner le moindrement) avec les revendications des employés de soutien, dont le mot d’ordre est en effet « On n’est pas coupables » — pour le gouffre financier de l’UQAM, que la direction invoque continuellement pour expliquer les suppressions de postes dans l’administration. Pourtant, les employés ne portent pas d’écharpe orange, mais bleue, ce qui est assez facile à distinguer… ; et on ne les voit pas non plus sur les piquets de grève mais seulement lors des manifestations, dont l’Anonyme affirme qu’elles n’existent guère outre-flaque…
Ce qui a abouti à la grève actuelle des professeurs et au mécontentement de toute la communauté de l’UQAM – professeurs et maîtres de langue, chargés de cours, étudiants employés, étudiants et employés de soutien, qui ne sont pas nécessairement les uns contre les autres, et de fait, dans cette lutte, deviennent de plus en plus solidaires… – c’est la conjonction de trois facteurs, inséparables pour comprendre la situation :
o des dépenses irresponsables engagées par la direction de l’UQAM autour d’un investissement immobilier (l’« îlot voyageur ») entamé en 2005, dont le gouvernement du Québec et le (nouveau) rectorat de l’université font porter le poids sur la communauté universitaire, tant du côté des conditions de travail que de celles de l’apprentissage ;
o l’arrivée à échéance, en 2007, de la convention collective de deux corps d’employés, les professeurs et des maîtres de langue ;
o enfin la préparation, par le Ministère de l’Éducation, du Loisir et des Sports (sic) du Québec, d’un projet de loi (« la loi 107 ») qui vise à revoir les modalités de la gouvernance des universités, l’encadrement des professeurs et leur charge d’enseignement, et que le gouvernement cherche sans doute à finaliser avant de renégocier la convention collective.
Comme tout ceci intervient dans un contexte de longue durée depuis longtemps défavorable – à savoir que l’UQAM est notoirement sous-financée depuis des décennies par rapport à toutes les autres universités du Québec – et un contexte immédiat de crise, la direction de l’UQAM et le Ministère ont refusé de négocier la convention collective, échue en mai 2007, depuis 22 mois. Mais la patience des « gentils québécois », et même des professeurs d’université qui ne comptent pas leurs heures de travail, a des limites. Et du coup, les profs ont décidé de se mettre en grève puis de la prolonger, de semaine en semaine, par un vote syndical au bulletin secret de plus en plus fort (65% d’abord, 75% après la première semaine, 80% après la seconde) et un taux de participation élevé (65-70% de votants).
Depuis, nous faisons des piquets de grève en trois tournées par jour (et pas toute la journée…) autour de l’UQAM, pour empêcher que les gens rentrent – et que quelques cours se tiennent. Depuis, nous manifestons dans les rues et organisons toutes sortes d’activités alternatives, des ateliers et conférences aux gestes de visibilité artistiques et politiques… tout comme en France ! Contrepartie immédiate et implacable : nous ne recevons pas de salaire pour les journées et semaines de grève, car l’université est par ici… autonome, et la charge de travail des profs – vous diriez : enseignants-chercheurs – définie depuis longtemps (même si on peut discuter si notre salaire hebdomadaire doit se découper en 5 ou 7 journées de travail, et de combien d’heures). Nous recevons en revanche des allocations de grève, car nous sommes syndiqués, si nous participons aux piquets de grève. Et comme le syndicat des professeurs fait très bien son boulot, tant dans l’organisation de la grève que dans la représentation de nos intérêts, nous n’avons pas les mêmes problèmes que nos collègues en France avec les dinosaures syndicaux englués dans la cogestion ou en compétition les uns avec les autres pour une petite parcelle de pouvoir. Ici, les syndicats sont forts parce qu’obligatoires – et la démocratie syndicale fonctionne pleinement. Il suffit de venir voir une de nos assemblées générales : elles donnent, comparées à toutes celles que j’ai pu fréquenter pendant vingt ans en France, l’impression d’un corps professoral et d’une communauté universitaire bien plus conscients, disciplinés, démocratiques et solidaires.
Enfin, pour de plus amples renseignements, tout intéressé – y compris l’Anonyme, qui aurait mieux fait de le faire plus tôt ou s’abstenir… – peut se tourner vers les sites suivants :
Piroska NAGY
Citoyenne française, ancienne membre de SLU, maître de conférence en détachement, professeure à l’UQAM.
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